Texte tiré des Causeries du Conteur Vaudois de 1893
Lettre d'un Grand Conseiller
Ma chère Fanchette,
La présente est pour te dire que je suis en bonne santé, et que mon voyage à Lausanne a été heureux. Je suis dans une auberge de la rue du Pré; le cabaretier et sa femme sont de bien jolies gens et pas chers du tout, pour ce qu'on me donne.
Tu me disais chez nous que je rencontrerais dans les rues de la capitale quantité de sorcières qui se plaisent à détourner les grands conseillers. Je n'en ai encore point vu; ainsi n'appréhende pas quelles me fassent perdre ton amour.
D'ailleurs nous nous couchons, le collègue et moi, tous les soirs à huit heures. Après la séance et le dîner, nous causons dans nos chambres jusqu'à ce que le sommeil vienne. Il n'y a donc pas de danger que je dépense trop d'argent en buvaille, et tu peux être sans inquiétude. Je n'ai pas encore parlé dans le Grand Conseil. Nous autres gens de la campagne nous avons autant d'esprit que ceux des villes, mais nous nous contentons de voter, et nous n'imitons pas ces bavards d'avocats qu'on ne peut pas faire taire. Ca n'empêche pas que nous avons bien plus de naturel que ces beaux messieurs qui ont été fainéanter à l'Académie. C'est ce qu'un conseiller d'Etat nous disait encore l'autre jour.
A côté du Grand Conseil, il y a le petit Grand Conseil qui se tient tout près de l'autre, chez un certain M. Bize. Là on peut bien mieux discuter; aussi nous y restons presque toute la journée, et l'huisser vient nous appeler quand il faut voter ou qu'on fait l'appel.
On n'a pas fait jusqu'à présent grand besogne à cause de ces babillards, pourtant je crois que je serai à la maison dans la huitaine. Tu m'écriras si tu veux que je t'apporte quelques livres de café et de la cotonne pour un tablier.
Jean-David de la Reisse qui avait tant envie d'être grand conseiller doit bien bisquer à c't'heure qu'il sait que je suis à Lausanne. Tant pis pour lui, d'ailleurs il n'était pas capable.
Embrasse bien pour moi le petit Ulysse et n'oublie pas de donner à boire au petit veau qui, sans ça, ne viendrait pas bien.
Ton dévoué mari, Jeannot, grand conseiller
(Ce texte doit dater de 1880 environ)